Entre rigidité et chaos, comment dompter la prolifération de l'IA en entreprise

Face à l’explosion des initiatives IA, comment encadrer leur déploiement sans freiner la créativité ni sombrer dans l’anarchie organisationnelle ? Par Romain Zerbib, enseignant-chercheur à l'ICD Business School

romain zerbib ia

Chaque jour, des collaborateurs lancent en autonomie des projets d’intelligence artificielle pour optimiser leurs processus, améliorer leur productivité ou affiner leurs décisions. Une étude menée par Deloitte révèle que plus de 60% des employés utilisent déjà l’IA dans leur travail quotidien.

Pourtant, cette adoption rapide s’opère souvent sans cadre défini : 61% des entreprises interrogées ne disposent pas de politiques spécifiques encadrant son usage, et 26% des collaborateurs admettent l’utiliser sans en informer leur hiérarchie.

Ce foisonnement peut être une formidable source d’innovation. Mais il présente aussi un risque majeur de fragmentation : redondance des projets, incompatibilité des outils, dérives réglementaires, perte de cohérence stratégique... À l’inverse, une gouvernance trop centralisée peut étouffer l’agilité, démotiver les équipes et freiner l’initiative. Le véritable enjeu ne consiste donc pas à choisir entre liberté et contrôle, mais à structurer un modèle hybride, conciliant autonomie et alignement.

Favoriser la mise en réseau des initiatives IA

Plutôt que d’imposer une centralisation rigide, certaines entreprises choisissent de connecter les initiatives IA entre elles.

Une grande compagnie d’assurance, par exemple, a mis en place une plateforme interne permettant aux équipes de partager et de réutiliser leurs solutions IA. En quelques mois, cette approche a significativement réduit le nombre de projets redondants.

D'autres entreprises désignent des référents IA au sein des directions IT ou transformation numérique. Leur mission : recenser les initiatives, détecter les synergies, s’assurer de leur alignement stratégique.

Une fintech européenne a même instauré un système de validation croisée : chaque projet IA doit être évalué par un autre département avant son lancement. Résultat : une baisse significative des projets abandonnés pour mauvais alignement, et une bien meilleure interopérabilité entre les solutions déployées.

ia

Encadrer sans freiner : une gouvernance adaptée à la maturité des projets

Dans certaines organisations, la multiplication des initiatives IA entraîne une fragmentation des données et une incompatibilité entre les modèles développés. Ce fut notamment le cas d’une grande enseigne de distribution ayant déployé simultanément un algorithme de prévision des stocks, un chatbot pour le service client, et un moteur de recommandation pour son site e-commerce. Faute de coordination entre ces différentes solutions, l’entreprise s’est rapidement heurtée à des problèmes d’intégration et de cohérence stratégique.

Pour sortir de cette impasse, l’entreprise a mis en place une gouvernance structurée selon trois niveaux de maturité :

  • 1. Expérimentations rapides : Petits projets menés par les équipes métiers, dans un cadre souple mais encadré : transparence des données, respect des principes éthiques et conformité minimale.
  • 2. Projets scalables : Initiatives ayant démontré leur valeur, prêtes à changer d’échelle. Elles répondent à des exigences renforcées en matière de sécurité, d’interopérabilité et de conformité.
  • 3. Initiatives stratégiques : Projets à fort enjeu (cybersécurité, décisions critiques, conformité réglementaire) nécessitant une supervision rigoureuse, des contrôles qualité et des audits réguliers.

Bien entendu, cette classification n’est pas figée : elle doit être adaptée aux spécificités de chaque secteur. Dans la finance ou la santé, par exemple, une gouvernance stricte s’impose pour garantir la traçabilité des données et la transparence des décisions. Dans une banque, une IA biaisée peut fausser l’attribution de crédits ; dans un hôpital, un algorithme mal paramétré peut compromettre la sécurité des patients. À l’inverse, dans des domaines comme le marketing, le retail ou l’industrie créative, un cadre plus souple permet de tester de nouvelles idées et de stimuler de terrain.

Structurer ne signifie pas brider : il s’agit surtout de donner aux équipes les moyens d’évaluer la pertinence de leurs initiatives, sans ralentir les dynamiques de développement internes.

Éviter une prolifération incontrôlée : un cadre d’auto-évaluation

Avant de mobiliser des ressources, chaque projet IA devrait passer par une grille d’auto-évaluation simple, articulée autour de trois questions clés :

  • - Les données sont-elles fiables et conformes ? Traçabilité, conformité réglementaire et absence de biais doivent être vérifiées dès le départ.
  • - Le projet s’intègre-t-il dans l’écosystème existant ? Une IA isolée, difficilement interopérable, risque de devenir un frein plutôt qu’un levier.
  • - L’impact est-il mesurable et aligné avec la stratégie ? Une innovation doit démontrer une valeur tangible dans un délai raisonnable.

Un projet qui ne remplit aucun de ces critères risque de générer plus de complexité que de bénéfices.

ia

Anticiper les coûts cachés et les risques éthiques

Un écueil fréquent réside dans les coûts cachés liés à l’intégration et à la maintenance des projets IA. Selon Gartner, 85 % des projets d’IA échouent à produire les résultats attendus, en grande partie à cause de problèmes d’intégration, d’incompatibilités techniques ou de manque de gouvernance adaptée (VentureBeat, 2022).

Mais les risques ne sont pas que techniques :

  • - Shadow AI : des solutions développées en dehors de tout cadre, avec des risques majeurs en cybersécurité et conformité.
  • - Biais algorithmiques : des IA mal encadrées peuvent renforcer des discriminations, comme l’ont révélé plusieurs scandales en recrutement ou en reconnaissance faciale.
  • - Explosion des coûts : la multiplication des outils non coordonnés alourdit les charges d’infrastructure, de gouvernance des données et de formation.

Un diagnostic régulier des projets IA devient alors indispensable pour éviter la dispersion des ressources et renforcer la résilience organisationnelle.

Piloter l’IA pour mieux piloter l’entreprise

L’IA agit comme un révélateur des forces et failles organisationnelles. Lorsqu’elle se développe sans cadre, elle tend à renforcer les silos : chaque équipe adopte ses outils, établit ses standards, et suit ses propres logiques. Résultat : la cohérence globale s'effrite, et toute ambition de mise à l’échelle devient difficile. À l’inverse, un contrôle excessif peut étouffer la créativité et freiner les dynamiques d’innovation.

Le défi est donc de taille : il ne s’agit pas seulement de réguler l’IA, mais bien de repenser la gouvernance des projets IA à l’échelle de l’entreprise.

  • - Comment garantir que chaque initiative IA contribue réellement à la stratégie globale ?
  • - Comment éviter que l’IA ne devienne une force centrifuge qui disperse les efforts au lieu de les aligner ?
  • - Et surtout, comment structurer sans figer, piloter sans freiner ?

Les entreprises qui parviendront à répondre à ces questions ne se contenteront pas de maîtriser l’IA : elles auront appris à mieux fonctionner elles-mêmes.

Par Romain Zerbib
Source : Harvard Business Review

👉 Pour acheter "Défis et perspectives de l'IA en entreprise..." l'ouvrage de Romain Zerbib 

PARTAGER